LA SEMAINE
SOCIETE L'EXPRESS
DU 17/11/2005 page 88 |
|
|
MODE DE VIE
Péniches
|
La guerre
des berges |
Les bateaux-logements ont le vent en
poupe.... mais les rives sont saturées. Entre marathon administratif et
installations sauvage, les adeptes de ce type d'habitat naviguent à vue. État
des lieux |
Le tramway en direction de la Défense (Hauts-deSeine)
sonne la fermeture de ses portes. De l'autre côté de la haie, deux colverts rentrent la tête sous les
gouttes de pluie; un instant d'hésitation avant de quitter la berge et de
s'élancer, courageusement, vers le large. Sur leur gauche, ils dépassent
une quinzaine de péniches amarrées au bord de la Seine, le long de la
ligne de tram. Une succession disparate de maisons flottantes qui, il y a
quelques années, ont pris d'assaut la rive et arraché leur autorisation
à la mairie. Aujourd'hui, presque toutes ont le droit d'être là.
Presque. Sur l'une d'elles, petit clipper qui frémit au passage des
bateaux conteneurs, Stéphane tend le bras en face, à droite, à gauche. En
direction des péniches « squatteuses », ses
voisines, installées au culot, amarrées de force.
En un mot, illégales. « On a
autorisé le stationnement en aval du pont de
Sèvres en 2000, raconte François Kosciusko-Morizet,
le maire de Sèvres. Et, quelque temps après, ça
n'a pas loupé, on a vu des gens s'installer en amont du pont, en face de
l'île Seguin. t administration le sait, elle a dressé quelques
contraventions. Mais il y a un problème technique: une voiture, on peut l'enlever.
Pas un bateau. »
L'installation sauvage tend à devenir un sport local
sur les berges de la Seine. Au grand dam des Voies navigables de France (VNF),
l'organisme d'État qui gère le domaine public fluvial et a décidé de
faire la chasse aux intrus. Sur les 869 embarcations qui sont sous sa
tutelle, VNF en recense 524 qui ne sont pas en
règle; parmi elles, 285 sont dans des zones , non autorisées - dont 70 dans
des coins dangereux, sous un pont, une ligne à haute
tension ou dans un passage étroit gênant la navigation. l'ancien ministre
des Transports Gilles de Robien a confié en mai au Conseil général des
ponts et chaussées une mission destinée à aménager des zones de
stationnement autorisé, améliorer le dispositif en cas d'occupation
illégale et accélérer les procédures judiciaires. Chez les «
pénichards », qui récusent souvent le terme de squatteurs, la grogne
monte. Ils pointent du doigt les errements d'une administration qui,
après des années de laxisme, leur impose règlement sur règlement. Une
démarche quasi contre-culturelle dans cet univers historiquement
libertaire. En pleine période d'engouement pour ce type d'habitation et
de ré appropriation des berges par les communes, la bataille ne fait que
commencer.
"Far West sur
Seine"
Bernard le dit tout net: « Je ne peux pas vivre sans
l'eau. » Ancien steward, il a passé quinze ans à remettre à flot une
barge décrépite et à la transformer en logement. « Retaper une maison, je
trouvais que c'était à la portée de tout le monde, raconte-t-il. Mais
un bateau, c'était une gageure. » Quand il a voulu s'installer,
en 1968, dans le sud de Paris, il s'est renseigné auprès des mariniers
et des éclusiers pour savoir s'il gênait la navigation. Réponse
négative. Il a remblayé la berge, planté les peupliers, viabilisé les
accès. Et obtenu les autorisations nécessaires auprès des institutions. |

Des péniches à couple dans l'Ouest parisien
|
Pourtant, des mois de tracasseries administratives et de procédures
judiciaires plus tard, ce président de la Fédération
des associations et usagers de la voie d'eau (Fauve) est aujourd'hui considéré comme un squatteur,
occupant un lieu dont il est théoriquement chassé. « Je ne suis pas devenu
dangereux du jour au lendemain, dit-il, agacé. Ma redevance a augmenté
de façon considérable, j'ai refusé de payer, car je n'ai eu aucune
contrepartie. Remarquez, on ne m'interdit pas d'être sur la rivière:
j'ai le droit de tourner, mais pas de m'arrêter. . . On dirait
du Raymond Devos! »
Juridiquement, l'installation d'un bateau-logement est
soumise à l'obtention d'une convention d'occupation temporaire (COT),
délivrée par Voies navigables de France. Les fleuves et les rivières,
domaines publics, sont par définition inaliénables. Les COT
sont donc précaires et révocables. D'une durée maximale de cinq ans,
elles peuvent être résiliées au nom de l'intérêt général. Mais
acheter une péniche ne signifie pas obligatoirement disposer de
l'emplacement qu'elle occupe. Pendant des années, ça a été « Far West
sur Seine» : les pénichards s'installaient au
bluff, tablant sur une normalisation à l'usure.
|
Mais la situation a
changé, le manque de places exige plus de fermeté.
Directeur de l'exploitation et de la modernisation du réseau aux VNF,
Alain Monteil admet: « On a procédé à des
régularisations ponctuelles. Aujourd'hui, on n'est plus capable de le faire parce qu'on
est à complète saturation. »Explosion des prix de l'immobilier à terre oblige, les
berges sont très courues. Une centaine de personnes sont inscrites sur
liste d'attente pour obtenir une place. Entre septembre 2004 et septembre
2005, neuf emplacements seulement ont été attribués. Mais les péniches
se vendent toujours et ce mode de vie continue d'attirer. « Ce sont des
grandes surfaces; on peut s'amuser en décoration,
explique Nathalie Desbonnets, de l'agence Seine plus, spécialisée dans la
vente et l'achat de bateaux-logements. En ce moment, les gens découvrent les péniches comme ils ont
découvert, il y a quelques années, les lofts. » Pour le même prix
(lire l'encadré), Céline et
Antoine ont préféré acheter une péniche plutôt qu'un 30 mètres
carrés en banlieue. Évidemment, avec 170 mètres carrés habitables et 50
mètres carrés de terrasse, les surfaces du Saint-Joseph...
ont de quoi laisser
rêveur.
|
Au moment de l'achat, on a assuré au jeune couple que
l'emplacement, sur une berge de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), était légal. Raté. En achetant
la barge, ils ont tout de suite été dans l'illégalité. Depuis avril
2004, ils paient 170 euros par mois d'astreinte et sont poursuivis devant
le tribunal administratif. Ils n'ont ni eau courante ni électricité, se
débrouillent avec un groupe électrogène et une station
d'épuration. « Quand j'ai
eu le projet d'acheter le bateau, j'ai appelé VNF pour avoir un
emplacement, raconte Antoine. On m' a dit qu'il fallait un bateau pour
pouvoir se mettre sur la liste d'attente. C'est ce qu'on a fait.
Maintenant qu'on est considéré comme squatteur, on ne peut plus
prétendre à la liste d'attente. » Kafka aurait
apprécié.
« Pendant longtemps, on a négligé la voie d'eau, estime Pierre
Cardo, député UMP des Yvelines. Il faut
dorénavant structurer l'offre plutôt que considérer que ces
gens-là feraient mieux de vivre comme tout le monde. » Dépassées par
le phénomène, les communes ne savent pas très bien
que faire de ces administrés un peu particuliers.
|
Un amarrage. Bien des bateaux n'ont même plus de
moteur.
Elles s'inquiètent des désagréments engendrés - rejet
des eaux usées, branchements électriques sauvages - et grimacent devant
les demandes. « La plupart des maires
cherchent surtout à éviter qu'il y ait des bateaux
sur leur territoire, souffle Jean Delaunay, conseiller municipal
chargé de la batellerie à Conflans. Parce qu'ils n'en
ont pas la maîtrise: quand vous voulez installer une maison, il faut un
permis de construire. Pas pour une péniche. Le problème, c'est
l'intégration du bateau dans la Ville. »
Vue libre et berges vides
Obligés de jongler avec les demandes des commerçants, tout aussi désireux d'installer des restaurants ou des équipements
sportifs sur l'eau, les élus doivent optimiser l'utilisation de leurs berges.
|
« Tout
le monde a envie d'être aux mêmes endroits, souligne Alain Monteil. et
tout le monde a le droit d'en bénéficier. Ce n'est pas parce qu'il n'y
a rien qu'il doit y avoir forcément des bateaux-logements. Certains
maires préfèrent laisser leurs berges vides et privilégier la vue sur
la Seine ou sur l'Yonne.»Pas facile
de satisfaire à la fois les amoureux de la nature,
avides d'espace, et les pénichards prêts à tout pour se sédentariser
en petite couronne. Car la plupart des péniches ne naviguent plus, soit
parce qu'elles n'ont tout simplement pas de moteur, soit par crainte de se
faire chiper leur place... Pourtant, elles continuent d'être soumises aux
lois de la navigation. Un paradoxe qui pose la question du statut de ce
type d'habitat: plutôt bateaux ou plutôt logements, les
bateaux-logements ? Le débat reste ouvert. Et vogue la
galère. .
Natacha Czerwinski
En savoir plus
(en construction)
|
Combien ça coûte ?
Une péniche de type Freycinet -le modèle le plus
courant, 38 mètres de longueur, 6 de largeur - se négocie à l'achat en
moyenne entre 120.000 et 230.000 euros. Mais sur l'eau aussi les prix flambent, la rareté des
emplacements poussant à la spéculation. Il y a quinze ans, on pouvait
encore acquérir une barge pour 75 000 euros. Cette année, l'une d'elles
s'est échangée pour 700.000 euros. . N. C.
|
|
|
|
|
|