Date
du document : 14/05/1973 - Rapporteur : M.
Therre,
Conseiller référendaire - Séance du : 14/05/1973
Défendeur
: M Marchal. - Publication : Journal officiel, 21/10/1973, p. 11349 Recueil Lebon, 1973,
p. 856 (extraits). Cahiers de comptabilité publique, n°2.
- Centre de publications de l'université de Caen, 1990, p.
82
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LA COUR,
Vu la loi n° 48-1484 du 25 septembre 1948, modifiée et
complétée par les lois n° 55-1069 du 6 août 1955, N
63-778 du 31 juillet 1963 et n° 71-564 du 13 juillet 1971,
tendant à sanctionner les fautes de gestion commises à l'égard
de l'État et de diverses collectivités, et portant création
d'une Cour de discipline budgétaire et financière ;
Vu la décision en date des 6 et 13 novembre 1969 par
laquelle la Cour des comptes a saisi la Cour de discipline
budgétaire et financière des irrégularités constatées
dans les opérations de construction de l'ouvrage destiné
à remplacer l'échelle d'écluses d'Arzviller (Moselle), et
nommément déféré à cette juridiction le sieur Maurice
MARCHAL, chef du service de la navigation de Strasbourg ;
Vu le réquisitoire du Procureur général de la République
en date du 23 janvier 1970 transmettant le dossier à la
Cour de discipline budgétaire et financière ;
Vu la décision du Président de la Cour de discipline
budgétaire et financière du 17 juin 1970 désignant comme
rapporteur M THERRE, conseiller référendaire à la Cour
des comptes ;
Vu l'accusé de réception de la lettre recommandée
adressée le 21 janvier 1971 au sieur MARCHAL l'informant de
l'ouverture d'une instruction et l'avisant qu'il était
autorisé à se faire assister soit par un mandataire, soit
par un avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation
;
Vu l'avis émis le 13 juin 1972 par le ministre de l'équipement
et du logement ;
Vu l'avis émis le 22 septembre 1972 par le ministre de
l'économie et des finances ;
Vu les conclusions du Procureur général de la République
en date du 10 novembre 1972 renvoyant le sieur MARCHAL
devant la Cour de discipline budgétaire et financière ;
Vu l'avis émis le 18 janvier 1973 par la commission
administrative paritaire du corps des ingénieurs des Ponts
et Chaussées ;
Vu l'accusé de réception de la lettre recommandée
adressée le 2 février 1973 au sieur MARCHAL l'avisant
qu'il pouvait dans un délai de 15 jours prendre
connaissance du dossier de l'affaire soit par lui- même,
soit par avocat, avoué ou avocat au Conseil d'État et à
la Cour de cassation ;
Vu le mémoire en défense présenté par le sieur
MARCHAL ;
Vu l'accusé de réception de la lettre recommandée
adressée le 5 avril 1973 au sieur MARCHAL et l'invitant à
comparaître ;
Vu l'ensemble des pièces qui figurent au dossier et
notamment les procès-verbaux d'interrogatoire ;
Ouï M THERRE, conseiller référendaire à la Cour des
comptes, en son rapport ;
Ouï le Procureur général de la République en ses
conclusions ;
Ouï en ses explications le sieur MARCHAL, et, en leur
qualité de témoins, MM VADOT, LAVAL, VELITCHKOVITCH et
CHAPON ;
Ouï le Procureur général de la République en ses réquisitions
;
Ouï en ses observations le sieur MARCHAL, qui a eu la
parole le dernier ;
Considérant que, dans le cadre du programme global de la
mise à 2,20 m du canal de la Marne au Rhin, une décision
du ministre des travaux publics avait adopté en février
1962 le principe du remplacement de "l'échelle"
de 17 écluses d'Arzviller Saint-Louis, assurant sur le
canal la jonction du bief de partage des Vosges avec le bief
alsacien ;
Que, sur proposition du jury chargé d'examiner les
projets présentés au concours ouvert à cette occasion, le
ministre approuva la solution d'un groupement, constitué
sous la direction de la Compagnie française d'entreprises
(CFE), prévoyant l'installation d'un élévateur de bateaux
se déplaçant sur un plan incliné transversal, et
permettant le passage direct du canal aval à un nouveau
canal amont de quelque 3 km de longueur, construit à flanc
de montage sur la rivière Teigelbach, pour racheter la dénivellation
de 44,5 m correspondant à celle des 17 écluses existantes
;
Considérant qu'une décision ministérielle du 19 mars
1964 approuvant, sous réserve de quelques modifications
techniques, le choix du jury, autorisa le président de
celui-ci, le sieur MARCHAL, ingénieur en chef des Ponts et
Chaussées, et directeur du port autonome de Strasbourg, en
sa qualité de chef du service de la navigation de
Strasbourg, à signer les "marchés de travaux préparatoires"
qu'il jugerait opportuns, et, après intervention de la déclaration
d'utilité publique des travaux, à signer le marché définitif
dans la limite du montant autorisé pour la réalisation de
l'ouvrage, montant alors fixé à 18 350 000 francs ;
Considérant que le 5 juin 1964, le sieur MARCHAL passait
avec le groupement d'entreprises, pour un montant de 9 778
935 francs, un marché n° 64/15 de travaux préparatoires
qui engageait en fait l'exécution de la plus grande partie
de l'ouvrage ; que le dit marché fut transformé en marché
définitif par un avenant n° 3 du 23 février 1965, soit
quelques jours après la déclaration d'utilité publique
prononcée par un décret du 12 février, l montant total
des travaux contractuels, d'après un détail estimatif, étant
alors évalué à 16 540 112 francs ;
Considérant que, durant la première phase des travaux
et jusqu'au milieu de l'année 1965, l'administration
centrale fut normalement informée de l'avancement des opérations
par l'ingénieur en chef MARCHAL ; que celui-ci dans un
rapport adressé le 28 mai 1965, évaluait le coût global
des travaux de l'ensemble d'ouvrages à 37 millions environ,
au lieu des 21 prévus lors des premières estimations
initiales ;
Considérant que, vers le milieu de l'année 1965, des
incertitudes, puis des inquiétudes croissantes se manifestèrent
quant à la nature et à la qualité de certains des sols de
fondation ; qu'il avait été apparemment admis depuis
l'origine que les grès constituant la rive droit du
Teigelbach, lieu d'implantation du canal amont, présentaient
les mêmes caractéristiques et offraient les mêmes
garanties de sécurité que les grès de la rive gauche,
pour lesquels l'expérience née d'ouvrages préexistant ne
laissait place à aucun doute ; que cette assimilation
apparut alors non fondée, ainsi qu'il résulta d'une étude
confiée à la société MECASOL que confirma le laboratoire
central des Ponts et Chaussées ;
Considérant qu'à la fin de l'automne 1965 il était
acquis que le tracé et les profils du canal amont retenus
dans le marché, tels que proposés par l'entreprise, étaient
de nature, si leur mise en oeuvre en était poursuivie sans
modification, à faire peser la menace d'un effondrement
d'une gravité tout à fait exceptionnelle sur les zones
situées en contre-bas de l'ouvrage, où passe notamment la voie
ferrée Paris-Strasbourg ; qu'il était donc nécessaire de
modifier le tracé et les profils, de réorienter l'axe et
de modifier les revêtements d'étanchéité du canal, l'idée
directrice étant de l'implanter plus profondément dans le
flanc de la montagne ;
Considérant qu'en présence d'une telle situation, la
question se posait se savoir s'il convenait d'arrêter la
construction de l'ouvrage, du moins jusqu'à la mise au
point définitive du nouveau projet ; que cette mesure fut
envisagée par l'équipe des ingénieurs que dirigeait le
sieur MARCHAL, et que le représentant de l'entreprise, dans
des réunions tenues à Paris les 1er et 2 décembre 1965,
estima "qu'il n'était pas raisonnable de poursuivre
les travaux dans les conditions actuelles" et décida
"d'examiner l'éventualité d'un arrêt des
terrassements sur le canal amont jusqu'au 1er mars
1966" ;
Considérant que cependant un ordre de service signé le
8 décembre 1965 par l'ingénieur d'arrondissement et notifié
le 10 décembre, ordre de service dont le sieur MARCHAL a
toujours reconnu qu'il portait l'entière responsabilité,
faisait connaître à l'entreprise, sans aucune réserve
d'aucune sorte sur les déficiences inacceptables du projet
initial de celle-ci, les nouvelles caractéristiques des
profils types et des revêtements d'étanchéité à retenir
pour l'exécution du canal amont ; qu'il n'est pas contesté,
et qu'il était d'ailleurs expressément affirmé dès cette
époque, que ces nouvelles spécifications techniques
transformaient de façon fondamentale la nature et le volume
des opérations ; Considérant que, à partir de décembre
1965, les travaux se poursuivirent sans interruption, et que
le volume, et par conséquent le coût, en évoluèrent de
façon telle qu'ils demeuraient constamment très largement
supérieurs tant au montant des autorisations de programme
affectées par l'administration centrale qu'au montant des
marchés en cours ;
Considérant qu'en effet, les crédits d'engagement régulièrement
ouverts pour l'ensemble de l'opération soit 18 350 000
francs en mars 1964, furent portés à 21 850 000 francs en
avril 1965, puis 31 850 000 francs en août 1966 ; qu'à la
même date d'août 1966, le ministre de l'équipement
admettait le principe de l'octroi, au titre du budget de
1967 seulement, de 39 millions de francs de nouveaux crédits
; qu'une décision ministérielle du 21 septembre 1967 porta
le montant total des autorisations de programme affectées
à l'ouvrage à 70 893 000 francs, auxquels une décision
ultérieure du 5 juin 1969 devait ajouter 16 millions supplémentaires
;
Considérant qu'au regard des chiffres sus indiqués il
suffit de relever qu'au 31 décembre 1965, le montant global
des autorisations de programme s'élevant à 21 850 000
francs et les engagements inscrits dans la comptabilité du
service à 20 370 693 francs, l'ordre de service du 8 décembre
1965 correspondait à un engagement supplémentaire non
comptabilité d'un montant en tout état de cause sans
commune mesure avec le disponible apparent ; qu'au 31 décembre
1966, le montant des autorisations de programme étant de 31
893 000 francs dont 20 millions et demi pour le marché
64/15, et celui des engagements comptabilisés de 27 678 000
francs, les travaux terminés au titre du seul marché
principal atteignaient 29 081 766 francs, auxquels devaient
s'ajouter ceux techniquement et irréversiblement engagés
du fait même des réalisations en cours ;
Considérant qu'au cours de la période en cause, un
avenant n° 4 au marché 64/15 n'en élevait le montant qu'à
20 174 558 francs le 16 décembre 1966 ; qu'un avenant n° 5
portant ce montant, hors révision de prix, à 53 787 177
francs et ajoutant au bordereau de prix 212 éléments
nouveaux, était accepté le 21 septembre 1967 par le
ministre de l'équipement, qui, reprenant d'ailleurs les
observations de la commission consultative des marchés,
relevait que "les travaux paraissent avoir été engagés
prématurément sans qu'il ait été procédé au préalable
aux mises au point importantes ainsi qu'aux études complémentaires
et consultations d'experts qu'aurait dû normalement appeler
la solution retenue" ;
Considérant que la réalisation de l'ouvrage s'est ultérieurement
poursuivie conformément aux dispositions arrêtées ; que
la réception provisoire en est intervenue le 27 janvier
1969, le décompte définitif du marché CFE 64/15 s'élevant
à 64 539 243,62 francs avant révision ;
Considérant sans doute que, dès lors que la réalisation
de l'ouvrage s'est poursuivie sans interruption sur la base
des nouvelles spécifications techniques de l'ordre de
service du 8 décembre 1965, il peut être soutenu que le
constant décalage entre, d'une part, les travaux engagés
et exécutés, et, d'autre part, le montant des
autorisations de programme successivement accordées et des
avenants au marché successivement signés, n'était plus évitable,
l'ensemble se déroulant avec le caractère d'opérations de
régularisation désormais nécessaire en tout état de
cause ;
Mais considérant précisément que, au cours de toute la
période qui n'est pas légalement prescrite au regard de la
compétence de la Cour de discipline budgétaire, l'ordre de
service du 8 décembre 1965, dans les conditions où il est
intervenu, constitue une irrégularité initiale et majeure
dont l'ingénieur en chef MARCHAL a pris et porte seul la
responsabilité ; qu'il a été donné en violation
flagrante de règles de fonds relatives tant au respect des
décisions fixant les pouvoirs d'un chef de service
technique ordonnateur secondaire qu'à la gestion des crédits
budgétaires et à la passation des marchés de l'État ;
Considérant que la décision que concrétisait l'ordre
de service du 8 décembre 1965, à supposer même qu'elle
ait été arrêtée à une date antérieure dans l'esprit de
son auteur, n'a eu existence juridique et force obligatoire,
tant pour l'administration que pour l'entreprise, que par
l'intervention et la notification même dudit ordre ; que
les dispositions du cahier des clauses et conditions
administratives générales stipulent que
"l'entrepreneur se conforme strictement aux ordres de
service qui lui sont notifiés ; il se conforme aux
changements qui lui sont prescrits pendant le cours du
travail, mais seulement lorsque l'ingénieur les a ordonnés
par ordre de service et sous sa responsabilité. Il ne lui
est tenu compte des changements qu'autant qu'il justifie de
cet ordre de l'ingénieur. Les ordres de service sont
obligatoirement écrits. Ils sont datés, numérotés et
enregistrés" ;
Considérant qu'en l'espèce l'ingénieur en chef n'a pu
ignorer que, en faisant notifier sans aucune réserve les
nouvelles caractéristiques techniques du canal, il donnait
l'ordre d'exécuter des travaux dont sans doute l'évaluation
exacte était immédiatement impossible, mais dont
l'incertitude qui les affectait ne pouvait suffire à
dissimuler, eu égard aux circonstances de fait, que le
volume physique et en conséquence le coût en seraient en
tout état de cause considérables ; que, ce faisant, il
engageait de façon irréversible en fait, en dehors de tout
marché régulièrement approuvé, des dépenses pour
lesquelles il ne disposait ni de l'autorisation ministérielle,
ni des crédits d'engagement nécessaires ;
Considérant que le fait que les mesures prescrites étaient
justifiées sur le double plan de la technique et de la sécurité
ne saurait, à aucun degré, conférer un caractère
purement formel à l'absence, à la date de l'ordre de
service, tant de toute décision de l'administration
centrale sur le principe des travaux que de tout crédit
d'engagement ; qu'en effet, d'une part, il appartenait au
seul ministre de l'équipement, éventuellement par ses représentants
qualifiés, d'exercer ses prérogatives et de prendre les décisions
de sa compétence exclusive, y compris, s'il l'avait jugé
bon, l'abandon pur et simple du projet; que, d'autre part,
l'inexistence de crédits régulièrement alloués pour l'exécution
d'un travail non approuvé dans son principe par
l'administration centrale, ne saurait être assimilée à un
défaut de forme susceptible d'être couvert par une régularisation
ultérieure ;
Considérant que l'ingénieur en chef MARCHAL estime que
l'ingénieur général VADOT, chargé de la circonscription
régionale, de même que des directeurs successifs des ports
maritimes et voies navigables au ministère
de l'équipement jusqu'au 31 décembre 1965 et à compter du
1er janvier 1966, MM LAVAL et VELITCHKOVITCH, étaient
suffisamment informés pour que lui-même ait pu tenir leur
accord pour acquis ; que cette circonstance, à la supposer
établie, ne saurait évidemment tenir lieu de l'ordre écrit,
préalablement donné à la suite d'un rapport particulier,
exigé par l'article 8 de la loi du 25 septembre 1948 pour
que les personnes qui en excipent ne soient passibles
d'aucune sanction ; mais considérant surtout qu'il résulte
tant du dossier que des déclarations explicites faites à
l'instruction par les trois témoins susmentionnés et
confirmées par eux à l'audience, que c'est seulement au
mois de mai 1966 que les supérieurs hiérarchiques de l'ingénieur
en chef ont été informés d'une augmentation du montant
des travaux de l'ordre de grandeur prévisible de 40
millions ;
Considérant dès lors qu'il y a lieu de retenir, à
l'encontre de l'ingénieur en chef MARCHAL, un ensemble
d'infractions aux règles relatives à l'exécution des dépenses
de l'État ;
Considérant sans doute que l'ingénieur en chef MARCHAL
peut alléguer tant le caractère justifié des mesures
techniques qu'il a prescrites au regard des dangers qu'eût
comportés l'exécution du projet de la CFE que la faiblesse
des effectifs en personnel dont il disposait ; que,
cependant, pour atténuantes qu'elles soient, ces diverses
circonstances ne sauraient faire oublier qu'il a sciemment méconnu
un ensemble de règles fondamentales dont la finalité n'est
pas l'observation de formes extérieures, mais
l'organisation des compétences et la détermination des
modalités garantissant l'utilisation, dans l'intérêt général
des deniers de l'État ;
Considérant qu'il sera fait une exacte appréciation de
l'ensemble des circonstances et éléments ci-dessus rappelés
en infligeant au sieur MARCHAL une amende de 10 000 francs ;
ARRÊTE :
Article 1er - Le sieur Maurice MARCHAL est condamné
à une amende de dix mille francs.
Article 2 - Le présent arrêt sera publié au
Journal Officiel de la République Française.
Arzviller
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